La fusée Ariane 6 enfin parée au décollage

Sous pression de la concurrence de SpaceX, l'Europe tente de reprendre la main avec ce lanceur lourd qui doit réaliser son vol inaugural dans quelques semaines. Retour sur les défis technologiques de la conception du successeur d'Ariane 5.
Une nouvelle page de l'histoire spatiale européenne devrait s'écrire dans les prochaines semaines : le lanceur Ariane 6 va en effet réaliser son vol inaugural dans une fenêtre de tir qui s'étend de mi-juin à fin juillet. Pour cette première mission initialement prévue en 2020, la fusée de 62 mètres de haut devra mettre en orbite un ensemble de satellites de démonstration et faire montre de capacités de manœuvre inédites en orbite.

Le premier vol d'Ariane 6 est très attendu : l'Europe ne dispose plus de lanceur depuis le dernier vol d'Ariane 5, en juillet 2023, et l'échec du premier vol commercial de la nouvelle fusée italienne Vega-C en 2022. Ariane 6 devra ainsi remplir les missions effectuées précédemment par le lanceur lourd Ariane 5 et par Soyouz, une fusée russe de moyenne puissance lancée depuis Kourou entre 2014 et 2022, date de la rupture diplomatique avec Moscou.

Au tournant des années 2010, l'américain SpaceX a changé la donne

Pendant vingt-sept ans, Ariane 5 s'est avérée être l'une des fusées les plus fiables du marché commercial, qu'elle a longtemps dominé. Mais au tournant des années 2010, l'américain SpaceX a changé la donne avec son Falcon 9 réutilisable. Il a alors instauré une âpre concurrence, en proposant notamment des prix de lancement inférieurs à ceux d'Arianespace, la société chargée de la commercialisation des lanceurs européens. Outre l'avantage acquis à partir de 2017 par la réutilisation de ses lanceurs, SpaceX a réduit ses coûts en fabriquant en interne la majorité des composants et en automatisant certaines étapes de sa chaîne de production. Une forme d'industrialisation, quand la fabrication d'Ariane 5 tenait plus de l'orfèvrerie.

Alarmés, les Européens lancent dès 2012 les premières études pour définir l'après-Ariane 5, avec pour objectif de diminuer les coûts d'au moins 40 %. Et en 2014, décision est prise de développer Ariane 6, qui se déclinera en deux versions : A62 et A64, avec respectivement deux et quatre propulseurs d'appoint. La première pour remplacer Soyouz, la seconde Ariane 5, ce qui permettra de mettre en orbite de transfert géostationnaire des satellites de 5 à 11,5 tonnes.
Pour réduire temps et coûts de développement, les ingénieurs ont opté pour l'utilisation de technologies sur l'étagère et la mutualisation des nouveaux développements. Ainsi, l'étage inférieur à ergols cryogéniques (oxygène et hydrogène liquides) et son moteur Vulcain 2.1 sont hérités d'Ariane 5, tandis que les boosters de 142 tonnes de propergol solide chacun (les P120C) sont aussi utilisés comme premier étage du lanceur léger européen Vega-C. L'étage supérieur, en revanche, comprend plusieurs innovations, dont le moteur réallumable Vinci, ainsi que l'APU (Auxiliary Power Unit), un dispositif qui assure la pressurisation des réservoirs - et donc l'allègement de l'étage - et des impulsions de faible poussée.

Avec ses deux boosters, le lanceur inaugural testera la version "légère" d'Ariane 6. Si tout se passe comme prévu, l'énergie initiale du vol fournie essentiellement par les moteurs latéraux P120C, d'une poussée maximale de 400 tonnes chacun au décollage. Après 2 minutes de vol, les boosters se sépareront de l'étage principal, qui continuera pendant encore six minutes à assurer la propulsion avec son moteur cryogénique Vulcain, d'une puissance de 135 tonnes dans le vide. À 160 km d'altitude, l'étage inférieur se séparera et retombera dans l'atmosphère, tandis que le moteur Vinci s'allumera pour prendre le relais pendant douze minutes hors de l'atmosphère. Il va ensuite pouvoir se rallumer jusqu'à trois fois pour fournir des poussées ponctuelles de 18 tonnes afin de déployer les charges utiles sur des orbites différentes, tandis que les petites corrections de trajectoire du moteur APU, qui peut fonctionner pendant plus d'une heure, autoriseront des manœuvres complexes, avec ou sans Vinci. Autant d'atouts cruciaux pour déployer efficacement des constellations de satellites, un marché en plein essor.

Un ordinateur de bord, cerveau de l'étage supérieur

"Pour ce premier vol, il faudra ainsi vingt-cinq minutes avant la séparation des charges utiles, résume François Deneu, directeur du programme Ariane 6 chez ArianeGroup. La seconde partie du vol est très importante pour démontrer les capacités du lanceur, soit une parfaite maîtrise des manœuvres en orbite. Ariane 6 devra assurer plus de missions qu'Ariane 5 grâce à cet étage supérieur. Ses deux systèmes propulsifs augmentent la complexité d'utilisation, qui est gérée par un ordinateur de vol, le cerveau de l'étage supérieur. Cela s'est avéré plus compliqué que prévu, reconnaît François Deneu, ce qui explique les retards. Mais ce lanceur sera ainsi plus adapté aux nouveaux marchés. " Pour ce premier vol, il sera équipé d'environ 1000 capteurs et caméras vidéo, en vue d'analyser son comportement.

La coiffe a un diamètre de 5,4 mètres pour 14 à 20 mètres de haut. "Cela correspond à un bus RATP, où peuvent se loger un gros satellite ou une multitude de charges utiles, explique Gilles Debas, chef de projet Ariane 6 chez ArianeGroup. Ce lanceur est conçu pour être très polyvalent et atteindre les orbites basse, héliosynchrone ou de transfert géostationnaire. " Selon François Deneu, Ariane 6 devrait ensuite évoluer : l'ajout d'une tonne de poudre dans chaque booster augmentera sa poussée pour embarquer plus de satellites.

Arianespace dispose déjà d'un carnet de commandes de 28 missions, qui seront réalisées au rythme de neuf à 12 lancements par an. Réduire les coûts passait aussi par la refonte du processus de fabrication. En janvier, Sciences et Avenir assistait aux ultimes tests sur l'étage principal, dans la nouvelle usine des Mureaux, dans les Yvelines. "Cela fait cinquante ans que l'on intègre les lanceurs à la verticale, soulignait François Deneu. Désormais, notre nouvelle ligne de production le fait à l'horizontale, avec de nouvelles problématiques à gérer. " Cette option, inspirée des lignes d'assemblage aéronautiques, permettra d'augmenter les cadences de fabrication.

Depuis la passerelle métallique en surplomb, nous découvrions un espace industriel de 22.000 m² d'outillages connectés, de robots automatisés et de processus numérisés. Les plaques d'alliage d'aluminium sont solidarisées par de gigantesques machines à souder, les plus grandes d'Europe. Après un test de pression pour vérifier l'étanchéité des structures, le réservoir du premier étage est décapé au laser pour éliminer toute trace d'oxydation, avant d'être recouvert d'une mousse isolante projetée. "L'hydrogène doit être conservé à -150°C et l'oxygène à -180 °C, nous expliquait François Deneu. Sachant que les réservoirs vont demeurer des heures durant sur le pas de tir, sous le soleil de Guyane, leur protection est cruciale pour éviter l'évaporation. "

Les éléments de la fusée ont rejoint Kourou en février

Parvenu à l'ultime station de la ligne de production, le premier étage a été mis en conteneur et transporté par barge sur la Seine jusqu'au Havre. De là, il a été transféré à bord du Canopée, premier cargo hybride à voiles au monde. Le navire flambant neuf de 121 mètres de long avait préalablement embarqué l'étage supérieur à Brême, la ville allemande où il est fabriqué, et divers éléments - dont la coiffe en composites produite en Suisse - dans le port néerlandais de Rotterdam. Après une ultime escale à Bordeaux pour compléter le chargement avec les boosters, produits localement, et les éléments assemblés à Madrid, le Canopée a mis le cap vers la Guyane. Les éléments du vol inaugural ont ainsi rejoint Kourou le 21 février et ont été intégrés à quelques encâblures du pas de tir.

Ce vol de qualification est considéré comme à haut risque : en 1996, le premier vol d'Ariane 5 s'était soldé par un échec… Quoi qu'il en soit, l'Agence spatiale européenne prépare déjà l'après-Ariane 6 dans le cadre du programme Ariane Next. À cette fin, les prototypes d'étage réutilisable Callisto et Themis et le nouveau moteur Prometheus imprimé en 3D sont en développement. Sous pression, l'Europe tente de reprendre la main.

Vers une coiffe habitable

Le lanceur Ariane 6 servira-t-il demain à la desserte de la Station spatiale internationale (ISS) et, à terme, à celle de la Lune ? C'est en tout cas l'objectif qui se dessine derrière l'appel à propositions lancé en novembre par l'Agence spatiale européenne (ESA). Celui-ci vise à développer "un service de retour de fret depuis l'espace, l'objectif étant de confier à un prestataire commercial européen, d'ici à 2028, l'approvisionnement de l'ISS ", indique l'agence. L'ESA envisage même de faire évoluer le vaisseau vers une version habitable pour embarquer des astronautes vers d'autres destinations potentielles.

Industries du spatial, start-up, universités, centres de recherche : tout le monde peut concourir pour cette première phase à l'issue de laquelle jusqu'à trois projets seront sélectionnés, lors du prochain conseil interministériel de l'ESA, en 2025. Plusieurs concepts existent déjà dans les cartons des industriels : citons les vaisseaux Nyx de la start-up The Exploration Company, Susie d'ArianeGroup (lire S. et A. n° 924, p. 10), dont le design est optimisé pour constituer le dernier étage d'Ariane 6, ou encore Rev-1, un projet conjoint de Thales Alenia Space et Space Cargo Unlimited conçu pour fournir "la première usine flottante de l'espace ".

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