Comment la fusée « Super Heavy » de SpaceX atterrit-elle si précisément ?

Après un premier retour réussi dans les bras de sa tour de lancement, le colossal booster du Starship de SpaceX doit repartir vers l’espace le 18 novembre. Et en revenir. Mais comment fonctionne le pilote automatique de la fusée voulue par Elon Musk ?
Au lendemain de l’élection de Donald Trump, se dessine un futur où les départs de Starship pourraient se multiplier depuis le Texas. Elon Musk, soutien majeur du candidat républicain, a même été promis à prendre la tête d’une « commission sur l’efficacité gouvernementale » pendant la campagne électorale. Un atout pour le patron de SpaceX qui aimerait mettre à plat ce qu’il appelle « la bureaucratie qui étrangle à mort l’Amérique ». Et plus particulièrement le travail de régulation environnementale de la FAA, l’Administration Fédérale de l’Aviation, auprès de qui son entreprise est contrainte d’obtenir ses autorisations pour voler… et risquer l’explosion à l’atterrissage.

Le 13 octobre 2024, le Super Heavy, booster de 70 m de haut et lanceur ultralourd du Starship, a échappé pour la première fois à la désintégration. Il a été rattrapé de façon spectaculaire par les bras de la tour de lancement, depuis laquelle il s’était envolé sept minutes plus tôt. Un sixième vol d’essai du Starship vers l’espace est d’ores-et-déjà annoncé le 18 novembre 2024. La tentative de rattrapage aura de nouveau lieu. Dans cette attente, Ciel & Espace s’est demandé par quels moyens technologiques le Super Heavy parvenait à s’autoguider avec une si grande précision jusqu’à son point de départ. SpaceX n’a pas répondu à nos sollicitations. Mais il est possible de déduire comment procède l’engin en se penchant sur ses performances.
Des centrales inertielles classiques…

« Les technologies utilisées couramment reposent sur des centrales inertielles, qui permettent aux calculateurs des lanceurs de recomposer la trajectoire réelle du véhicule » ouvre Frédéric Jousset, responsable pour l'ESA du projet Themis, un démonstrateur de fusée réutilisable. Ces centrales inertielles, également appelées IMU pour « Inertial measurement units » combinent des gyroscopes et des accéléromètres. Elles sont capables de mesurer les déplacements de la fusée depuis son décollage et, connaissant son point de départ, de permettre le calcul de la trajectoire passée, et future. « C’est comme quand vous vous levez en pleine nuit dans le noir, et avancez jusqu’à votre salle de bain, compare Hilaire Bizalion, ingénieur GNC (« Guidance, Navigation and Control ») chez Latitude. Même à l’aveugle, vous déduisez le chemin parcouru depuis la dernière position connue, qui est celle de votre lit ». Ainsi le Super Heavy, comme toute autre fusée traditionnelle, sait où il se trouve, et où il va, à chaque instant. Mais il le calcule avec un degré de précision plus ou moins grand.

C’est bien là le nœud de l’affaire. D’une part, les centrales inertielles subissent les vibrations inhérentes aux rugissements des moteurs, qui peuvent fausser leurs mesures. D’autre part, elles ont leurs propres limites. « En sept minutes de vol [durée de l’aller-retour du Super Heavy à 96 km d’altitude, ndlr] les mesures d’une IMU haut de gamme, précise à 0,01 milli-g près, peuvent résulter en une erreur de 8,6 mètres en fin de course » calcule Scott Shambaugh, ingénieur chez Capella Space, sur son blog. Une précision suffisante pour mettre un satellite sur orbite. Pas pour atterrir sur une aire de lancement.


…combinées avec du GPS…

Pour cette raison, SpaceX compte sur la géolocalisation par satellites, connue sous le sigle de GPS (« Global positioning system ») lorsqu’il s’agit de la constellation de satellites américaine, ou GNSS (« Géolocalisation et Navigation par un Système de Satellites ») plus généralement. Comme pour la Falcon 9 de SpaceX, en étant équipé d’un ou plusieurs récepteurs GPS, le Super Heavy peut mesurer sa position à plusieurs reprises au fil de son voyage. Chaque mesure sert de nouveau point de départ à partir duquel la trajectoire du booster est recalculée. « Ce type de centrale inertielle hybridée, à la fois gyroscopique et basée sur le GNSS, sera testée sur Themis » indique Frédéric Jousset, dans l’attente des premiers vols du démonstrateur européen prévus pour 2025. La technologie GPS fournit une position précise de l’ordre de 2,5 m. Cela pourrait suffire au Super Heavy pour tomber dans les bras de la tour de lancement, surnommée « Mechazilla » pour ses dimensions colossales. Ses baguettes, ou « chopsticks », sont espacées de plus de 22 m. Le diamètre du Super Heavy vaut, lui, 9 m.

…corrigé en temps réel.

Toutefois, il est de bonnes raisons de penser que SpaceX va plus loin. Lors du 4ème vol d’essai le 6 juin 2024, le Super Heavy avait réussi un amerrissage en douceur dans le golfe du Mexique. Bill Gersteinmaier, directeur de la fiabilité de la construction et du vol chez SpaceX, avait alors annoncé y être parvenu avec un demi-centimètre de précision. Jugé farfelu par de nombreux observateurs, ce nombre suggère néanmoins que le Super Heavy vise plus précis que le mètre. « Quand on voit la vidéo du rattrapage [du 5ème vol d’essai], je ne serais pas surpris qu’ils atteignent une précision de quelques centimètres » juge Hilaire Bizalion. « S’ils atteignent ces niveaux de précision, alors c’est sûr qu’ils utilisent du RTK » réagit Jérémy Marciacq, président de l’assocation suisse Gruyère Space Program qui en 2024 est parvenue à construire Colibri, une fusée de 100 kg revenant se poser en autonomie sur son pas de tir.

Le RTK, pour « real-time kinematic », ou « cinématique en temps réel » est une extension du GPS qui a recours à un récepteur supplémentaire. Celui-ci est fixe, situé non loin de la tour de lancement du Starship. Et il connait sa position réelle avec une très grande précision. Cela ne l’empêche pas de la mesurer à nouveau, à chaque instant au moyen du GPS. Le but ? Calculer l’erreur en temps réel du GPS. Lorsqu’ils traversent l’ionosphère, les signaux des satellites GPS peuvent être perturbés, conduisant à des décalages temporels. La différence entre position mesurée et position réelle de la balise GPS fixe est alors calculée, et transmise en permanence au Super Heavy pour qu’il corrige de lui-même sa propre mesure GPS. « On l’a fait sur Colibri, et le GPS savait nous dire à 1 cm près où il se trouvait » témoigne Jérémy Marciacq.


Plus facile que pour Falcon 9

Contre-intuitivement, il est plus facile de contrôler un gros vaisseau qu’un petit. De la même façon qu’il est plus aisé de maintenir un manche à balai à l’équilibre, verticalement au bout de sa main, qu’un stylo bille au bout de son doigt. Comparé à la fusée Falcon 9, qui atterrit le plus souvent sur une barge avec une précision de quelques mètres, le Super Heavy peut compter sur plusieurs autres avantages. Le carburant destiné à l’atterrissage est stocké dans un réservoir à part entière, de plus petite taille, permettant d’éviter l’effet de clapotis du liquide en mouvement pouvant secouer la fusée. Ce réservoir est connecté à seulement 13 moteurs, sur 33 au total, qui amorcent le freinage. Puis dans les dernières secondes, 3 moteurs restent allumés. Soit 2 de plus que pour Falcon 9, qui atterrit au moyen d’un moteur unique. Cette différence implique que le Super Heavy préserve suffisamment de puissance pour faire du surplace quelques instants, et ajuster sa position dans l’espace, quand Falcon 9 ne le peut.

Coup de baguettes

Enfin, les bras de Mechazilla sont un degré de liberté supplémentaire. Juste avant le rattrapage le 13 octobre 2024, la mise en mouvement du bras gauche de la tour de lancement suggère que ces « chopsticks » sont capables de s’orienter en direction de l’engin en approche. À cet effet, « la tour pourrait utiliser un radar pour détecter par où arrive le booster » suppose Scott Shambaugh. De la même façon, un radar à bord du Super Heavy pour mesurer son altitude pendant la descente n’est pas exclu. « Il y a environ 5 ans, on a appris que Falcon 9 y avait recours car SpaceX avait annoncé peindre la surface des barges de récupération avec une peinture spéciale, réfléchissant le signal radar » se souvient Jérémy Marciacq. Mais une telle mesure serait redondante, et l’on sait que conformément à la philosophie d’Elon Musk, SpaceX se déleste de tout ce qui serait superfétatoire à bord de ses fusées. « Aidé par la très grande taille du Super Heavy et de sa tour de lancement, le RTK seul peut suffire » juge le Suisse.

 

« Admirable mais explicable »

En somme, pas de secret de fabrication chez SpaceX, que personne ne saurait comprendre. « C’est explicable, bien qu’admirable » résume Hilaire Bizalion. Moins mis en lumière, le Starship est lui aussi parvenu à viser de près son site d’amerrissage dans l’Océan indien. « Pour moi, c’est presque plus impressionnant » réagit Stanislas Maximin, président de Latitude, qui a déclaré à Ciel & Espace que son entreprise avait commencé le développement d’une fusée entièrement réutilisable, plus grosse que Zephyr, son premier microlanceur toujours en cours de fabrication. Chez SpaceX, les ingénieurs GNC ont gagné le respect de leurs homologues européens. En plus d'avoir la réputation, pareils à un petit groupe de premiers de la classe, d’être rarement embêtés par leur direction... « Ils développent un logiciel qui s’appelle G-FOLD. Un algorithme d’optimisation calculant à chaque instant le chemin optimal que doit suivre la fusée pour optimiser le carburant, tout en allant se poser à vitesse nulle sur son pas de tir » rapporte Jérémy Marciacq. Avec une vitesse de calcul extraordinaire ? « Pas nécessairement, répond l’ingénieur en robotique. Là encore, plus votre lanceur est massif, plus son comportement à l’instant d’après est prévisible. La boucle entre guidage, navigation et contrôle, peut tourner moins vite ». À l’inverse, le logiciel d’autoguidage d’un petit drone secoué de toutes parts par des rafales de vent erratiques nécessite une très grande vitesse de calcul.

Passé à 1 seconde du crash

Il faudra rester sur ses gardes, car le succès du vol d’essai n°5 n’exempte pas les équipes d’Elon Musk d’un risque d’explosion lors du sixième. Le 25 octobre, le multimilliardaire partageait sur son réseau social X.com un extrait d’une discussion avec ses équipes lui rapportant être passées à 1 seconde de la destruction du booster, en répercussion de vérifications insuffisantes avant le décollage. Sur le flanc du cylindre en acier inoxydable, une protection a en outre été arrachée par les forces aérodynamiques juste avant le rallumage des moteurs. Cela a exposé à l’air et aux flammes un groupe de valves, qualifiées de points de défaillance unique, signifiant que si elles n’avaient pas fonctionné, le Super Heavy entier aurait raté son atterrissage. « Nous ne prenons pas autant de temps que nous voudrions, idéalement, pour tout étudier » indique l’un des employés. Le tapis rouge promis à Elon Musk par l’administration Trump n’efface pas les défis techniques qu'il faudra continuer de surmonter avant que s'accomplisse son dessein spatial.

Guillaume Langin, Publié le 7 novembre 2024, Modifié le 7 novembre 2024 (c) Ciel & Espace - Tous droits réservés

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